La domination masculine, qui a traversé les siècles et s’établit encore aujourd’hui aurait trouvé son fondement dès la préhistoire. Selon les anthropologues Françoise Héritier et Pascal Picq, l’enjeu originel du système patriarcal trouve sa source dans le contrôle de la capacité de procréation féminine.

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Les discours masculinistes voudraient nous convaincre que la domination sexuée est naturelle car l’homme serait biologiquement plus fort que la femme. Cette idée reçue a, aujourd’hui encore, la vie dure. Pourtant, de nombreuses études scientifiques démontrent que les corps de la femme et de l’homme ont évolué et se sont modelés au fil du temps en fonction du rôle qui leur était assigné socialement. Malgré la reconnaissance en sociologie des attributs et rôles dits “féminins” et “masculins” comme des constructions sociales – n’ayant donc aucun fondement biologique ou caractère inné – bon nombre de rapports de domination sexiste ne sont que peu ou pas questionnés car ils paraissent “instinctifs”, selon Pierre Bourdieu. Parfois, on ne les distingue même pas, tant ils sont intégrés dans nos comportements individuels et nos normes sociales. C’est ce que le sociologue nomme la violence symbolique, ou le processus de soumission à travers lequel les dominé.e.s perçoivent la hiérarchie sociale comme légitime et naturelle. Dans La domination masculine (1998), il explique que le patriarcat serait perçu par tous.tes comme quelque chose de normal. Dominant.es et dominé.es considéreraient ce système “anti-historique”, comme s’il n’avait jamais été construit ou délibérément choisi, mais qu’il s’était imposé naturellement. Il est alors intéressant d’interroger l’anthropologie pour comprendre l’origine de cette idéologie de domination sociale. 

C’est une question à laquelle l’anthropologue Françoise Héritier a consacré une grande partie de ses travaux de recherche, réunis dans son livre Masculin/Féminin : la pensée de la différence, publié en 1996. Dans cet ouvrage, elle explique que la “valence différentielle des sexes” serait universelle et toujours au profit du masculin. Le patriarcat ferait donc partie de toutes les sociétés humaines, bien qu’il ait existé ou existe toujours des sociétés au fonctionnement plus égalitaire, on ne peut pas parler de matriarcat, selon elle.

Cette “organisation archaïque” daterait des origines de la pensée chez l’homo sapiens. L’anthropologue observe un schéma conceptuel binaire, similaire dans toutes les sociétés, qui oppose le “même” (que soi) au “différent” (de soi). La première grande division constatée par l’humain est biologique. Dans chaque espèce, on observe deux catégories : mâles et femelles. Cependant, une différence majeure existe entre les deux, puisque la femme a la capacité de procréer – et donc le pouvoir essentiel de reproduire l’espèce. Mais à condition qu’il y ait coït, donc intervention de l’homme. C’est là que tout l’enjeu de la domination masculine se joue, selon Françoise Héritier.

Que la femme puisse reproduire son semblable pouvait paraître logique, mais que celle-ci puisse également produire le sexe opposé semblait tout a fait paradoxal pour l’esprit humain. Cela ne pouvait donc être dû qu’à l’intervention de l’homme qui, en donnant un bout de lui-même, créait son semblable. Les homo sapiens en auraient donc conclu que l’homme avait le pouvoir, de par sa semence, de créer la vie et que la femme n’était, elle, qu’un réceptacle, fait pour porter son précieux fruit jusqu’à maturation. Dès lors, le corps de celle-ci est devenu un objet de capitalisation pour l’homme.

Le paléoanthropologue Pascal Picq soutient également la thèse selon laquelle la domination masculine se serait construite culturellement au Néolithique. Dans son livre Et l’évolution créa la femme publié en 2020, il tente de démonter le mythe de l’homme chasseur et de la femme cloîtrée dans la grotte, ou simple cueilleuse. La préhistorienne Marylène Patou-Mathis a consacré un essai intitulé L’homme préhistorique est aussi une femme à ce sujet la même année. Les femmes chassaient aussi, cela a largement été prouvé. Tous deux expliquent que l’étude de la préhistoire et les théories de l’évolution ont émergé en Europe au XIXe siècle, l’une des périodes les plus inégalitaire de l’histoire pour les femmes. Les chercheurs de l’époque – majoritairement des hommes – ont alors projeté leur vision patriarcale sur le passé, sans chercher à questionner la place des femmes préhistoriques avant ce point de rupture, où le rapport de domination s’est établi.

Comme Françoise Héritier, Pascal Picq affirme que le contrôle de la reproduction féminine est un enjeu majeur de domination pour les hommes. D’autant plus que le taux de reproduction des femmes est très faible, comparé à d’autres espèces, ce qui rend leur capacité reproductive encore plus précieuse et convoitée. Il ajoute également que : « Plus l’investissement parental est asymétrique et s’appuie sur les femelles, comme c’est le cas chez les mammifères avec la gestation, l’allaitement et la protection du petit, plus celles-ci deviennent un enjeu de contrôle pour les mâles ». Assignées de force à la reproduction et à la parentalité, les femmes ont alors progressivement été écartées du reste des activités du groupe. Notamment des activités produisant de la richesse, donc valorisées socialement, telles que la chasse ou l’agriculture. En archéologie, on observe clairement une dégradation de la condition des femmes à travers leurs ossements (elles font plus d’enfants et meurent plus tôt) au Néolithique, période où l’agriculture se développe.

L’anthropologue Alain Testart va même avancer la thèse selon laquelle toutes les activités pratiquées avec des outils tranchants – pouvant faire couler le sang – étaient interdites aux femmes car les hommes redoutaient que leur sang menstruel puisse se mêler à un autre sang.

« Les femmes sont devenues des objets et non des sujets », résume Françoise Héritier. Toutes ces croyances construites culturellement les ont enfermées dans un rôle de mères reproductrices, dont elles ont encore du mal à s’émanciper aujourd’hui. En témoigne, la publication en 2021 de Mal de mères de la journaliste Stéphanie Thomas ou encore la récente enquête du Monde sur le tabou du regret maternel. Dans un entretien avec le Pôle international de la préhistoire en 2005, Françoise Héritier vantait « l’innovation remarquable » du droit à la contraception acquis au XXe siècle, qu’elle considérait comme une révolution qui redonnait le droit à la femme de disposer de son corps, lui rendant son statut de personne. Mais l’injonction à la procréation, à l’origine même du patriarcat, semble encore trop ancrée – au même titre que d’autres diktats sociaux qui ont découlé de ce système – pour disparaître aussi facilement.

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